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À PARTIR DE CE JEUDI 14/12/2023, nous cessons, au moins provisoirement, de publier des articles sur le présent site, à quelques rares exceptions près.

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(Temps de lecture: 4 - 8 minutes)

Les banques créent de la monnaie d’un simple jeu d’écritures[1], en particulier à l’occasion des crédits qu’elles accordent. Cette évidence est, curieusement encore contestée, même dans les « milieux autorisés », comme nous l’avons vu dans ce blog. C’est pourquoi, j’ai demandé à Pierre Cailleteau[2], l’auteur d’un ouvrage passionnant, « La vulnérabilité du système financier mondial[3] » de m’autoriser à retranscrire un passage de son livre (pp 96 -97) qui explique de manière lumineuse pourquoi ce fait empirique n’est pas encore reconnu. Ce passage montre aussi que de nombreux économistes peuvent relayer des théories fausses sans se soucier de vérification empirique. Après avoir cité ce passage, nous lui apporterons quelques compléments et nous en tirerons quelques conclusions plus globales sur la « science économique ».

 

Source : https://alaingrandjean.fr/2018/10/03/monnaie-creee-ex-nihilo-dun-simple-jeu-decritures-banques-empirique/

 

Extrait du livre « La vulnérabilité du système financier mondial » (pp96-97)

« Dissiper la confusion sur la création monétaire

La question de la création monétaire reste d’une grande confusion avec des théories qui continuent de s’opposer.

L’observateur occasionnel de la finance aura sans doute été étonné pendant la crise du caractère non conclusif de ces controverses, à tel point que la Banque d’Angleterre, a cru bon de publier des rapports en 2014[4] sur le sujet et de donner « sa vérité ». Ces publications qu’on peut penser autorisées (car si la Banque d’Angleterre, qui est dans le métier depuis plus de trois siècles ne sait pas ce que créer la monnaie veut dire…) ont été accueillies avec consternation par les « camps opposés ». En effet elle renverse quelques idées reçues, présentes dans la plupart des manuels de macro-économie.

Trois thèses concurrentes expliquent la création monétaire privée, i.e. celle des banques, qui représente 97% de la monnaie recensée par les agrégats monétaires

-La théorie de l’intermédiation voit les banques comme des intermédiaires entre des déposants et des emprunteurs, autrement dit, comme des fonds d’investissement (SICAV…). Les banques, selon cette thèse, ne créent pas la monnaie mais l’allouent. Donc pour pouvoir prêter, les banques doivent d’abord collecter des dépôts. Cette thèse est intuitive, mais erronée. Les partisans de cette théorie contestent de ce fait que les banques aient quoi que ce soit de « spécial ». La liste des soutiens de cette thèse est pourtant intimidante : Keynes (même s’il a évolué au cours du temps) ; Tobin, Gurley et Shaw… Une partie des manuels s’inspire de cette approche.

-La théorie de la réserve fractionnaire a pour elle des économistes non moins prestigieux tels que Marshall, Samuelson, Stiglitz. L’idée est que le système bancaire crée de la monnaie, pas les banques prises individuellement : un dépôt dans une banque sera recyclé en prêt, moins un pourcentage gardé en réserve à la banque centrale, la banque jugeant improbable que tous les déposants viennent chercher leur argent en même temps ; l’argent ainsi prêté sera ensuite redéposé en partie dans une autre banque qui en reprêtera elle-même une partie, etc. A tout moment, le système aura ainsi créé plus de dépôts que ceux placés initialement dans les livres de chacune. Le corollaire de cette théorie est le multiplicateur monétaire : la banque centrale piloterait par son contrôle de la base monétaire (dont les réserves des banques) la masse monétaire (les crédits). Ceux des manuels qui n’épousent pas la première thèse se reportent en général sur celle-ci.

-La théorie de la création de crédit (« out of nothing » ou « out of thin air ») a des partisans dans le secteur académique (Wicksell, Hahn, Schumpeter…) mais surtout fait l’objet aujourd’hui d’un relatif consensus dans le secteur officiel, la Banque d’Angleterre, la Fed, la BCE et le FMI s’étant rangés dans ce camp. La thèse défendue est que les crédits font les dépôts et que les banques seules peuvent prêter des fonds à certains agents, sans en soustraire à d’autres. Paradoxalement, il s’agit de la thèse la plus en vogue à la fin du XIX° siècle et au début du XX° siècle, supplantée pendant quasiment un siècle par les autres théories.

La théorie de la création monétaire d’un trait de plume(« out of thin air ») est la seule néanmoins qui résiste à l’expérience.

L’idée que les banques sont des intermédiaires passif est difficile à réconcilier avec l’explosion du crédit (masse monétaire). D’où viendraient les dépôts pour entretenir cette dynamique ?

L’idée que les banques accordent des prêts en fonction de l’extension ou de la constriction de la base monétaire par la banque centrale ne correspond pas à l’observation[5] d’autant que, dans certains pays avancés comme au Canada ou au Royaume-Uni, il n’y a même plus de réserves obligatoires.

Pour la première fois de l’« histoire » (ce qui est révélateur du faible intérêt porté à la vérification empirique par les économistes monétaires), un économiste a fait une expérience en 2014 : avec un groupe d’observateurs indépendants il a fléché, autant que possible le processus de prêt d’une petite banque, montrant que le prêt avait été accordé sans vérifier les contraintes de réserve obligatoire ni exiger la constitution d’un dépôt préalable mais bien « out of thin air » sous la seule contrainte des ratios prudentielles, et bien sûr de l’opportunité commerciale.[6]

Le fait que la théorie de la création monétaire d’un trait de plume s’impose timidement ouvre un univers d’interrogations : l’idée du multiplicateur monétaire perd en pertinence ; l’idée que la banque centrale contrôle la masse monétaire ou même la base monétaire est erronée ; de nombreux manuels d’économie à réécrire. »

Quelques compléments sur la création monétaire

Il peut sembler étonnant que les deux premières théories soient encore crues et enseignées. Les statistiques sur la croissance de la quantité de monnaie en circulation montrent à l’évidence qu’elle ne peut résulter de la simple « épargne préalable » (théorie 1). Le graphique suivant montre que de1960 à 2015 la masse monétaire a cru beaucoup plus vite que le PIB (et ce n’est pas le cas de l’épargne qui ne peut croitre beaucoup plus vite que le PIB) .

Ratio de la masse monétaire au PIB. Données Banque Mondiale

Ratio de la masse monétaire au PIB. Données Banque Mondiale

Quant à la théorie du multiplicateur monétaire (conséquence directe de la théorie 2), effectivement encore largement enseignée, il est facile de montrer qu’elle est fausse. Les graphiques suivants [7] montrent, par exemple, l’absence de connexion entre base monétaire et masse monétaire.

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Pourtant, et c’est stupéfiant, de nombreux économistes continuent à enseigner des conceptions manifestement fausses de la création monétaire (sans dire qu’elles sont fausses) ; d’autres, continuent à les utiliser, notamment dans des modèles macroéconomiques, ce qui les rend évidemment caducs, point que nous avons développé avec Gaël dans une note critique sur ces modèles. C’est évidemment, un problème très sérieux compte-tenu du rôle majeur de la création monétaire et de la politique monétaire dans l’économie.

Quelques conclusions

1 L’économie est une discipline qui peut être confrontée aux données empiriques. Il est possible de trancher entre théories en s’appuyant sur les faits. Il est possible de faire la part du vrai et du faux.

2 Le pluralisme en économie a donc des limites : il n’est pas sérieux de la part des économistes qui le font de continuer à enseigner ou propager des théories fausses sans le dire ; il n’est pas sérieux non plus de donner à penser que l’économie serait une discipline purement politique ou idéologique.

3 A l’inverse, il est essentiel de débusquer les erreurs fondamentales qui peuvent être dissimulées derrière une mathématisation à outrance (comme c’est le cas des modèles d’équilibre général qui ne représentent pas la création monétaire). Mathématiser une théorie ne la rend pas juste pour autant.

Alain Grandjean

Notes

[1] Nous avons expliqué le mécanisme comptable qui est à l’origine de la création monétaire dans le livre La monnaie dévoilée écrit avec Gabriel Galand en 1997.

[2] Pierre Cailleteau a travaillé dans le secteur public (FMI, BRI, Banque de France) et privé (Moody’s, Amundi Asset Management, Lazard).

[3] Economica, 2018. Préface de Jean-Claude Trichet, gouverneur de la Banque de France de 1993 à 2003, puis président de la BCE de 2003 à 2011.

[4] Money creation in the modern economy, by Michael McLeay, Amar Radia and Ryland Thomas of the Bank’s Monetary Analysis Directorate, Quarterly Bulletin 2014 Q1. Voir le texte original sur le site de la BoE ou Télécharger sur ce blog la traduction en français

[5] Voir Banque Centrale Européenne, « The supply of money-bank behaviour and the implications for monetary analysis », Bulletin mensuel, October 2011.

[6] R.Werner, « Can banks create individually credit out of nothing ? Thetheoriess and the empirical evidence » Interantional review fo Financial Analyis, vol.36, december 2014, p.1-19

[7] Ces graphiques de Natixis sont issus d’une présentation réalisée par Jezabel Courrey-Soubeyran, lors d’un cours à PSE, qui explique très bien les failles de la théorie du multiplicateur monétaire.